Menaces sur la biosphère – Fourier, visionnaire il y a deux siècles

Dr Jean Martin
Médecin en santé publique et bioéthicien, ancien médecin cantonal vaudois, membre de la Commission scientifique de GPclimat Suisse |  Plus de publications

Le non-spécialiste de l’histoire des idées pourra être surpris que le philosophe protéiforme qu’est Charles Fourier, fondateur de l’Ecole sociétaire, théoricien des passions humaines et promoteur de sociétés/lieux du registre socialiste/communautaire, se soit inquiété de la détérioration de notre monde (« planète qui périclite et décline à vue d’œil » !) – parmi tant d’autres sujets. Et c’est au crédit des PUF et de Sophie Swaton, enseignante en durabilité à l’Université de Lauranne et Fondatice de la Fondation ZOEIN, qui encadre d’une introduction et d’un substantiel commentaire le texte de Fourier, de nous le rappeler/l’apprendre.

Si on peut penser qu’à l’époque, les dégâts faits à l’environnement, si visibles et massifs aujourd’hui, ne sautaient pas aux yeux (si ce n’est dans des banlieues industrielles paupérisées), Fourier décrit pourtant les dégâts liés à la civilisation dans des termes comparables à ceux des militants actuels. Au reste, certains arguments ne sont pas ceux qui nous préoccupent aujourd’hui ; ainsi Fourier se soucie, au début du 19e siècle en Europe, de ce qu’il voit comme un refroidissement qui va toucher notamment l’agriculture.

A rebours du dualisme alors triomphant, dit Swaton, Fourier pense l’humain à partir de son enracinement sur Terre, une vision suffisamment forte pour être valide deux cent ans plus tard. Il veut une responsabilité humaine pour l’avenir de la planète et une responsabilité de civilisation envers notre propre évolution. Il invente une manière de lier écologie naturelle et écologie sociale (p. 13-16).

Dans les mots de Fourier: « Les sceptiques demandent comment un pygmée tel que l’homme pourrait influencer un colosse tel que la Terre. Je réponds que la coque d’un œuf (lire : la croûte terrestre et ce qu’elle porte) est plus grande que l’œuf et que le genre humain qui entoure partout et exploite le globe est réellement plus grand que la planète même » (p.22).
« Non seulement la civilisation ne sait pas, dans les défrichements nécessaires, s’en tenir aux degrés et doses convenables, mais elle ne sait pas non plus observer l’harmonie distributive ; tout est réglé par fantaisie individuelle » (p. 36) – notation très actuelle ? Il demande en particulier que toute région conserve le huitième de sa superficie en bois.

Il fustige « l’esprit rapace toujours porté en agriculture comme en finance à dévorer l’avenir, tuer la poule pour avoir les œufs » qui est celui de la civilisation et des sociétés d’ordre incohérent (p.46-7). Il s’agit « d’échapper à une société qui ne fournit pas même de garanties aux rois et aux grands, encore moins aux peuples, et qui au malheur des humains ajoute les calamités matérielles et la détérioration croissante du globe » (p. 60). Il présente de nombreux éléments à sa disposition sur des dérèglements climatiques et agriculturaux dans diverses parties du monde.

Visionnaire, vraiment, au début des années 1800 : « L’Amérique arriverait au même désordre à mesure qu’elle imiterait nos frénésies économiques. » (p. 59). Well… elle y est arrivée mieux que Fourier ne pouvait l’imaginer… bien pire.

Du commentaire de Sophie Swaton : Le projet de Fourier porte l’idée d’une pensée écologique défendant des rapports de non-domination entre la nature et l’humain en son sein, au profit de rapports de réciprocité, tels qu’ils sont revendiqués par les tenants de l’économie sociale et solidaire. Cette réciprocité implique la notion actuelle de soin (care) et celle d’interdépendance. Au commerce lucratif qu’exécrait Fourier se substitue un modèle fondé sur l’association, la référence prioritaire étant l’être humain (p. 79). Il y a chez lui une dimension éthique voire spirituelle.

Fourier souhaite enseigner un autre savoir-vivre. Il est favorable à l’expression de la nature et contre le mariage, par exemple, lequel est décrit comme organisant l’adultère et la servitude de la femme, privant de liberté les jeunes filles élevées pour le mariage. Selon lui, plus la femme est libre, plus la société et plus les hommes le sont aussi (p. 73-4). Il dresse un parallèle entre la condition des femmes et celle de la Terre oppressée, avec l’association comme modèle économique émancipateur.

Un mot-clé de la cosmogonie fouriériste est l’harmonie – libérer nos passions et les mobiliser pour travailler ensemble harmonieusement. Il veut un travail incluant la fantaisie et l’imagination au service de nouveaux récits et de pratiques concrètes : un travail qui ait triplement du sens, pour soi, pour la société et pour la planète. Réinventer des modes de vie qui donnent envie de vivre sur la Terre et de l’honorer (p. 87, conclusion).

Difficile de faire plus opportun, stimulant et nécessaire.

Ce petit livre aéré sur une facette peu connue de la pensée environnementale est plein d’intérêt et de lecture très agréable.