
Dr Jean Martin
Compliqué en ce moment de penser à autre chose qu’à l’énormité de ce qui se passe à Gaza depuis tantôt deux ans (génocide, famine, droits humains et de la guerre foulés aux pieds pieds en toute impunité) et en Ukraine depuis trois ans et demi. En plus, début août, ces horreurs ont été éclipsées un moment par les droits de douane imposés par les USA, mettant en péril notre équilibre économique.
Mon domaine est la santé publique. Elle est constamment le lieu d’enjeux sérieux et d’arbitrages mais est toujours renvoyée au second plan lors de bouleversements sociétaux. Pourtant, les problèmes demeurent ! Ainsi le fait inacceptable que la Suisse est incapable de former les médecins dont elle a besoin et importe près de la moitié des praticiens de nos hôpitaux (profitant indûment des investissements faits par d’autres pays). Ceci au moment où la pratique médicale est accablée de contraintes administratives croissantes. Dans le canton de Vaud, un budget cantonal resserré veut imposer une cure d’amaigrissement à des infrastructures décentralisées, au désarroi des régions concernées.
Il y a les difficultés de la prévention, parent pauvre notoire et constant des dotations budgétaires; elle voit encore raboter ses moyens par Berne, un scandale. Les programmes de dépistage du cancer du sein, dont les Romands ont été les pionniers, sont menacés par des démêlés tarifaires. La belle structure mise en place pour répondre en urgence aux cas d’intoxications (no tél 145) est elle aussi sur le ballant. Je mentionne encore un congrès d’éthique tenu au CHUV en juin, où on a mis en lumière les impacts potentiels de l’IA, question incontournable dans les pratiques cliniques à l’avenir.
Heureusement, les revues médicales, et de plus en plus les médias, parlent des déterminants commerciaux de la santé : les produits nuisibles proposés à grand renfort de publicité – d’abord le tabac mais aussi les boissons sucrées, les aliments trop salés et trop gras… Les milieux politiques restent beaucoup trop sensibles aux arguments de ces « marchands de maladies », qui ne reculent pas devant des manœuvres d’intimidation et de discréditation des scientifiques. Dans la même veine, on vient de voir à Genève que les pétroliers opposent une résistance acharnée aux efforts visant à réduire les dramatiques pollutions par les plastiques.
Le défi climatique quant à lui croît et embellit, si je peux dire : Brienz dans les Grisons, inhabité depuis des mois, pourrait être un nouveau Blatten. Au niveau fédéral, le ministre concerné se montre toujours aussi complaisant vis-à-vis de ceux qui ne veulent pas de mesures suffisamment efficaces en la matière (jusqu’à vouloir mettre les bâtons dans les roues des communes qui entendent introduire largement le 30 km/h dans les localités). Là, comme dans d’autres domaines (voire mon introduction), le Conseil fédéral se montre tristement pusillanime voire lâche.
Pratiquement : autant de chantiers qui demandant des ressources et ce n’est bien sûr en aucune manière le moment de baisser les bras (« On continue ! » souligne Jacques Dubochet). Nous sommes une société de libre entreprise qui a su bâtir des garanties contre les inégalités crasses et pour le vivre-ensemble, mais ces acquis sont menacés notamment par les turbulences, les inepties, trumpistes. En matière de climat comme de santé, on veut croire que notre sens légendaire de la responsabilité permettra de sauver les meubles.