
Dr Jean Martin
A propos de : Julien Perrot, Une vie pour la nature. Editions de la Salamandre, 2025, 335 pages.
Il n’est pas besoin d’être un passionné de nature pour avoir entendu parler, depuis plus de trente ans, de Julien Perrot. Attiré viscéralement dès l’enfance par la nature, les animaux et végétaux qui y vivent, tout dans la nature !, il a créé vers l’âge de 10 ans, pour son école, La Salamandre, petit journal traitant de cette passion – entretenue avec et malgré un handicap visuel incomplètement corrigé. A vingt ans, après avoir hésité à s’engager en faculté des lettres, Julien s’est dirigé vers les sciences de la vie, en y apportant son plaisir à écrire couplé à la rigueur scientifique.
Il a ainsi mené sans relâche la démarche Salamandre, étendant son aire de collaboration et de distribution à la France, diversifiant les produits, y compris le Festival Salamandre qui se tient chaque automne à Morges, créant une chaine Youtube « La minute nature », animant une série télévisée « Nos Amis sauvages » Et en créant les Editions de la Salamandre, qui viennent de publier « Une vie pour la nature ».
Plus de soixante textes de 4-6 pages, regroupés en trois grands chapitres, « Racines, « Tronc, « Fleurs et fruits ». Des récits vivants, proches de la manière dont ils sont vécus, qui emmènent le lecteur/trice avec eux. La plupart tout près de chez nous. Sans permis et sans voiture, Julien habite près de Neuchâtel et il connait bien le Jura notamment. Plusieurs tours en France. Quelques voyages hors d’Europe, à une époque où la charge carbone de nos activités n’était pas à l’ordre du jour – ou beaucoup moins.
Les oiseaux, beaucoup d’oiseaux et leurs migrations Les abeilles, les pucerons et coccinelles, les grillons. Les tritons et bien sûr les salamandres. Le lynx, le loup, l’ours, l’aigle. Beaucoup de bivouacs sous les étoiles avec sac de couchage et housse imperméable, pour être au plus près d’animaux difficiles à observer, être là quand ils sont susceptibles de passer. Toujours le souci permanent de protéger la nature, de lutter contre les disparitions d’espèces et l’homogénéisation du milieu naturel. Attention, connaissances. Et grand respect – dans ce sens, on lit que, alors même que le sujet l’intéresse beaucoup, Julien a renoncé à demander à des spécialistes de l’emmener bivouaquer dans telles zones très réduites du Jura pour chercher à voir le grand tétras, gravement menacé. Pour ne pas contribuer à le déranger.
Pour l’auteur des lignes, ami de la nature et modeste amateur qui se promène, au bord des lacs et rivières, dans la campagne, plus haut dans la montagne, les observations rassemblées dans « Une vie pour la nature » enrichissent ce qu’on sait déjà un peu, ajoutant des données de valeur dans le bagage/réseau/filet de connaissances déjà constitué au fil du temps.
Expériences, aventures, pérégrinations, sont donc la substance du livre. Entrelacées dans l’histoire personnelle de Julien, d’une part, et celle de La Salamandre d’autre part. Au milieu des avancées et des satisfactions, toutes les deux n’ont pas été sans difficultés et déboires. Il parle en toute simplicité de ses compagnes, d’un mariage qui s’est révélé difficile et a fini « en morceaux », d’une nouvelle famille. De trois enfants qu’il adore (après avoir été tenté plus jeune par l’idée, dans le monde tel qu’il va, de ne pas avoir d’enfant) et emmène avec lui. De manière transparente, il décrit aussi les moments où la survie même de l’entreprise, qui avait beaucoup grandi, a été remise en question par une baisse d’intérêt momentanée du public. Des licenciements ont été nécessaires et douloureux. Julien cherche alors fébrilement des soutiens extérieurs, de la part de fondations (le principe depuis le début étant par ailleurs que l’entreprise Salamandre vit des recettes des abonnements – et autres produits maintenant – et ne veut pas de publicité). Réorganisation de la gouvernance dans un sens de holacratie, lui-même prenant du recul. Invention de nouvelles manières de parler au grand public – publications topiques sur des sujets précis, films, entrée sur les réseaux sociaux.
Certains pourront trouver que le propos est alors trop personnel… Il reste que, avec l’apport de beaucoup d’ami-es, collègues et collaborateurs/trices sans doute, cette épopée a une dimension estimable de one-man-show, au meilleur sens du terme.
Des citations: « Nous sommes tellement égocentrés que nous prêtons peu d’attention au vivant qui reflue partout autour de nous. Pourtant le lent appauvrissement de la nature ordinaire est aussi grave que la disparition des raretés emblématiques » (p 37). « La beauté n’a pas de prix et pourtant je la vois détruire partout, une prairie bruissante de papillons transformée en parking, une haie pleine d’oiseaux tronçonnée, un marais à tritons drainé en un clin d’œil… Un peu plus loin de moi, il y a Tchernobyl le 26 avril 1986 puis l’incendie de produits chimiques de Schweizerhalle… » (p. 61). Surprenant : « Un kilo de miel, cela représente la visite de trois à dix millions de fleurs en un trajet cumulé de 60’000 kilomètres, une fois et demie le tour du monde » (p. 146). « Pour les Amérindiens, la nature tout entière est sacrée. En fait, la notion même de nature n’a pas de sens, simplement parce que les êtres humains en font partie intégrante » (p. 232). Rejoignant ici ce que souligne Philippe Descola entre autres. « Chaque crépitement d’insecte, chaque note d’oiseau se teinte d’absolu. Et l’être humain de passage rapetisse à sa juste mesure. Ces horizons nous réconcilient avec quelque chose d’essentiel, qui nous dépasse » (p. 268). « Comment retrouver la joie quand on vit avec la possibilité de la prochaine finitude de notre mode de vie ? Si l’on souffre d’éco-anxiété, les outils de l’écopsychologie aident à prendre conscience que notre réaction est en soi saine. Ce n’est pas nous qui sommes malades, c’est le système ! Et ce sont ceux qui ne réagissent pas qui sont à côté de la réalité » (p. 262).
Un livre bien écrit, qui se lit agréablement, sur une aventure hors du commun – différente de celles de naturalistes, connaisseurs, vulgarisateurs et experts compétents des divers chapitres du Vivant qu’on peut lire également. Il fallait le faire. On souhaite bon vent au bateau et à son capitaine.
