Dr Jean Martin
« Ethnographies des mondes à venir », c’est le titre du stimulant ouvrage de Philippe Descola et Alessandro Pignocchi*. Le premier est un anthropologue auteur de contributions fondamentales (« Les lances du crépuscule », « Au-delà de nature et culture »). Le second est chercheur et auteur de BD, qui s’est beaucoup intéressé aux amérindiens amazoniens Achuar, dans la suite de Descola qui a vécu lui trois ans chez eux en début de carrière. Pignocchi a aussi suivi l’épopée de la ZAD de Notre-Dame des Landes, près de Nantes, qu’il évoque.
Ce livre à deux voix est enrichi de pages de BD mettant en scène le président Macron et quelques-uns de ses ministres devenus des écologistes profonds retournant à une existence sauvage, dans des dialogues hilarants.
La grande thèse de Descola est ici une critique du dualisme qui veut distinguer l’espèce humaine de son milieu de vie en séparant nature et culture. « Le concept de nature, loin de désigner une réalité objective, est une construction sociale de l’Occident moderne. La plupart des autres peuples se passent de la distinction nature-culture et organisent de manière toute différente les relations entre les humains et les autres êtres vivants » (p. 7). L’acception du terme naturalisme qu’il critique maintient ce dualisme alors que nature et culture ne sauraient être séparées dans ce que nous sommes et vivons. Il faut « défaire la distinction entre nature et culture pour inviter les plantes, les animaux et les milieux de vie à partager la sociabilité des humains » (p. 7). Nous faisons partie intégrante et indissociable de la vie de la biosphère Terre, ni plus ni moins.
Cette notion est essentielle aujourd’hui alors que dite biosphère est altérée, déréglée, bouleversée, au premier chef par l’utilisation massive récente des combustibles fossiles. Combustibles qui ont beaucoup contribué aux avancées technologiques et aux succès du modèle libéral, mais qui entraînent des déséquilibres majeurs devenant une glissade irréversible – l’Emballement selon le terme de l’historien des sciences Bruno Latour (plus connu et influent chez les Anglo-Saxons que chez ses propres compatriotes).
Dimension fondamentale, la tendance (l’obsession ?) de notre société à chosifier, quantifier, puis monétariser toutes choses, dans une optique d’interchangeabilité générale. Or, l’anthropologie montre que « dans les sociétés non marchandes, il existe des sphères d’échanges et des sphères de valeurs incommensurables les unes aux autres, c’est-à-dire sans possibilité d’opérer la conversion ou l’interchangeabilité de ce qu’elles contiennent. Le principal effet du caractère surplombant de la sphère économique est qu’elle rend toute chose et tout être commensurable à tout autre » (p.103).
Ainsi : « Au marché libre (introduit par le libéralisme) de la terre, de la force de travail et des biens de subsistance est venue s’ajouter la mercantilisation des connaissances, des soins, des services biologiques du corps humain et des services écosystémiques rendus par la nature » (p.107).
Dans la foulée : « Les Achuar et d’autres peuples offrent un vivant démenti à l’idée d’une universalité de l’Homo oeconomicus réputé obsédé par la recherche d’une maximisation de ses avantages économiques » (p. 123). En réalité, les limites (l’inanité parfois) de la prétendue rationalité constante de l’individu saute aux yeux dans tant de circonstances où il est poussé/désorienté par des facteurs perturbant lourdement son autonomie (publicités massives et trompeuses, réseaux sociaux, influenceurs). Mais nous sommes tellement obnubilés par l’idée reçue de rationalité que peu en tirent les enseignements.
L’universalisme est souvent vu comme une valeur à soutenir inconditionnellement. Mais il faut faire la critique de ses dérives et garder à l’esprit les bénéfices de la diversité : « L’universalisme a souvent eu dans l’histoire une face sombre. Tôt ou tard, il sert à justifier la domination, l’écrasement et l’exclusion. Il se pourrait qu’il soit fondamentalement plus émancipateur de tendre vers plus d’hétérogénéité dans la vie sociale, d’aspirer à la diversité plutôt qu’à l’unité (…) il n’y a pas de trajectoire unique pour les différents groupes humains, moins encore de flèche unique du progrès, et pas de valeurs universalisables. Enfin si, une seule, celle de diversité justement » ! (p. 140). Soutien à la diversité qui est judicieux généralement et l’est en particulier au vu de l’inquiétante diminution actuelle de la biodiversité
Sur la base de leur refus argumenté du dualisme, les auteurs brossent des perspectives – parfois ébouriffantes – de mutations de notre vie en société. « Une cosmopolitique nouvelle pourrait prendre la forme d’un archipel mondial d’Etats sobres et fonctionnant selon le principe d’une démocratie continue. Des Etats qui abriteraient en leur sein un tissu de communes égalitaires, organisées autour de la défense de communs ayant statut de personnes morales. Et qui auraient le loisir de se réunir dans des structures servant d’interface entre des Etats et des non-humains dûment représentés » (p.128). « Une écologie qui aspire à subjectiver les non-humains réenchante le monde, sans verser dans le mysticisme, en intensifiant les formes de relations que nous engageons » (p. 161). Sur un point précis : « La propriété au sens d’une faculté d’habiter remplacerait la propriété au sens d’une faculté de dominer » (p. 89).
Propositions bien idéalistes vues d’ici mais avec lesquelles il vaut la peine de se familiariser. En effet, si les choses ne vont évidemment pas assez vite en termes de transition énergétique, il est certain aussi que la sensibilisation aux enjeux climatiques augmente. Chez les responsables de l’économie et de la politique comme dans la collectivité. « C’est d’abord dans la tête qu’on change le monde, car les institutions sont des idées qui s’incarnent dans et par les pratiques » (p. 91). Il reste peu probable que nos élites vont se muer en « hommes des bois » frugaux ainsi que le décrivent les pages BD de l’ouvrage … Mais on ne demande qu’à être surpris par des changements de coeur, d’orientations et de pratiques, chez les décideurs au plus haut niveau comme chez tout un chacun-e.
*Ph. Descola et A. Pignocchi. Paris: Seuil, coll. Anthropocène, 2022.