Pierre Meyer
Pour Pierre Charbonnier, philosophe et auteur de « Vers l’écologie de guerre »*, le défi climatique n’a jamais été, notamment depuis la Seconde guerre mondiale, au cœur des jeux de pouvoirs géopolitiques. Ce qui explique, en grande partie, que la lutte contre le réchauffement, même si elle a gagné les sphères onusiennes au plus haut niveau (GIEC, COP, Gouvernance climatique mondiale, etc.) n’a eu qu’un impact marginal sur « la paix de carbone », selon l’expression de l’auteur, qui a fait consensus sur la planète.
Le concept de paix de carbone surgit dans l’immédiat après-guerre dans les cercles libéraux, en particulier anglo-saxons, effrayés par les dévastations des guerres de conquête des régimes fascistes (allemand, japonais ou italien) : comment éviter à l’avenir que la quête d’un lebensraum revendiqué comme tel pour répondre à la rareté des ressources ne se reproduise sans pour autant renoncer à une politique de puissance. La réponse viendra de la paix de carbone, à savoir la mise en place d’un « ordre fossile » qui « ancre la reconstruction du tissu industriel et de la politique internationale dans l’interdépendance de nations visant une croissance rapide et hautement carbonée ».
En Europe, où les rivalités entre nations débouchèrent sur deux conflits mondiaux, la nouvelle doctrine accoucha d’un premier fruit, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), en 1951. Il est significatif que pour assurer la stabilité d’un continent jusqu’ici rétif à la coopération pacifique, ce soit la mise en commun du charbon qui ait été privilégiée, préfigurant en cela le lancement de la Communauté européenne en 1957 à Rome.
Même si l’ordre fossile n’a pas mis un terme aux conflits sur la planète, il en a tout de même réduit l’ampleur, notamment parce qu’il a été à l’origine d’un consensus quasi planétaire, Nord-Sud et Est-Ouest, sur le fait qu’il assurait 1) la stabilité internationale, 2) la prospérité, « la paix et la prospérité s’aliment[ant] mutuellement ». Cette dernière est certes encore très inégalement répartie, mais l’accès aux énergies fossiles, abondantes et au coût le plus faible possible, continue cependant à être le mantra de tous les gouvernements de la planète.
Face à ce rouleau compresseur bien huilé, la protection du climat a très longtemps été rangée au niveau des accessoires onusiens, occupant diplomates, experts et opinions publiques sans que les fronts bougent pour autant car la sécurité, la paix et la prospérité était fondées sur l’extraction et la consommation sans limites des énergies fossiles.
Or, on assiste aujourd’hui à un basculement, analyse Pierre Charbonnier. Face aux risques du réchauffement climatique et de l’effondrement du vivant, un nouveau paradigme, en forme de défi, est en train d’émerger : celui de la « course au net zéro ». L’auteur estime ainsi plausible « le réalignement des politiques énergétiques et climatiques avec l’impératif de sécurité, c’est-à-dire l’évolution décisive du dilemme entre soutenabilité et stabilité internationale ».
Trois acteurs majeurs, soit la Chine, les Etats-Unis et l’Europe, sont désormais engagés, chacun à sa manière, dans une transition énergétique dont ils pensent qu’elle leur assurera à l’avenir à la fois puissance et sécurité. Le pari n’est pas encore gagné, notamment face à des Etats fossiles, comme la Russie ou les pays de l’OPEP, toujours en embuscade. Et il le sera, prévient l’auteur, à la seule condition d’associer étroitement et de soutenir les Etats du Sud global, par des investissements et des transferts technologiques massifs, pour qu’ils voient « leur avenir, leur indépendance et leur sécurité dans les politiques climatiques ». La transition comme outil de puissance ? C’est troublant, mais si ça peut permettre de sortir de l’impasse actuelle.
Pierre Charbonnier, Vers l’écologie de guerre, une histoire environnementale de la paix, La Découverte, 2024, 315 pages